La saga de l’anguille languedocienne
Texte : Jacques Maigne – Photos : S. Baudoin, R. Guerrero, Glady’s, V. Ruffray.
Paru dans le Journal des Halles n° 8 – Juillet-Août 2010
Le littoral languedocien, ourlé d’étangs reliés à la mer, est la première zone de pêche d’anguilles adultes de France. Environ 500 pêcheurs, répartis entre Rhône et Roussillon, en capturent 900 tonnes bon an mal an avec un savoir-faire ancestral, dont l’utilisation de la capechade, le filet aux nasses en chapelet, aussi ingénieux que photogénique. Entre les marais de Gallician, en Camargue gardoise, et le majestueux étang de l’Or, aux portes de Montpellier, l’anguille devrait être une sorte de totem. Une mascotte de la pêche et de l’art culinaire du Gard et de l’Hérault. Eh bien non, rendez-vous manqué !
La quasi-totalité des anguilles pêchées dans nos eaux est exportée vers l’Italie, l’Allemagne, le Bénélux et même depuis peu jusqu’au Portugal, là où les cours flambent pour gourmets avertis. Vendue autour de 5 euros le kilo par les pêcheurs du cru, l’anguille argentée prise à l’âge adulte au moment où elle veut rejoindre la mer peut, une fois fumée, par exemple, se négocier à plus de 50 euros le kilo. Les Hollandais, privés, par de sévères restrictions de pêche votées en 2009, sont à eux seuls des clients très assidus : au pays des polders et des tulipes, l’étrange reptilien aquatique à chair grasse et fondante est un emblème gastronomique.
Ici, silence radio…
Impossible de trouver ces bestioles sur les étals des halles de Nîmes, Lunel, Montpellier, Sète, Béziers, ou des marchés villageois et débusquer une bonne table qui oserait restituer quelques vieilles recettes locales relève de l’exploration en terre inconnue. On a quand même fini par trouver deux adresses entre le Gard et l’Hérault et, pour tout dire, on a failli les garder pour nous. Juste un caprice. Vite gommé, et pour cause. En souvenir de ces anguilles fumées savourées à Utrecht, en Hollande, de leurs consœurs partagées sur une braise de ceps de vigne lors d’une fête à Pila, dans le delta du Pô, ou de cette recette vénitienne (bisato sull’ara) aux entêtants parfums de laurier, on a préféré réparer l’injustice, réhabiliter enfin cette « anguilla anguilla » européenne pêchée dans une indifférence teintée de mépris. Car ce que beaucoup prennent pour un serpent d’eau gluant et repoussant, au sang d’une rare toxicité, n’est pas seulement un mets prisé dès l’antiquité, notamment par Rome, et une proie pour les pêcheurs des rivières, fleuves ou étangs maritimes. « Anguilla Anguilla » est un mythe, une énigme, un mutant qui défie encore la biologie marine.
Une migration en continu
Chaque année, tous les spécimens adultes âgés d’une dizaine d’années qui ont échappé à nos pêcheurs migrent vers la mer des Sargasses, près des Bermudes, pour y frayer en eau profonde.
À l’éclosion, les larves « leptocéphales » d’environ 1 cm remontent en surface puis, portées par le Gulf Stream, dérivent dans l’Atlantique nord pendant 2 à 3 ans jusqu’aux côtes européennes et américaines. Là, métamorphosées en civelles (ou pibales en Gironde), elles se regroupent à l’embouchure des fleuves puis migrent en eau douce.Devenues « anguillettes », elles poursuivent leur voyage à l’intérieur des terres pour devenir « anguilles jaunes ». Autour de leur huitième année, elles se métamorphosent encore en « anguilles argentées » et c’est au cours de leur « dévalaison » (le retour vers la mer) qu’elles sont capturées par nos pêcheurs.
Alors vulgaire poisson, l’anguille ?
Pour lui rendre l’hommage qu’elle mérite, on a croisé deux hommes qui lui consacrent leur vie. Aux cabanes de Lunel, Roland Guerrero, ancien raseteur célèbre, traque l’anguille depuis l’enfance dans les coins et recoins de l’étang de l’Or où il pose ses capechades avec des gestes d’artiste.
Un art de vivre
Les cabanes, c’est une manière de vivre autant que d’habiter, un art de la beauté humble et furtive, un romantisme rouillé de l’esquive, une aristocratie de la récupération et du rafistolage. Et Roland Guerrero est un indien des marais, un homme soudé à son territoire qui doit sa liberté à ce filet de reptiles grouillants qu’il extirpe sous nos yeux des eaux du canal proche. Il ne se plaint de rien : les anguilles sont toujours là, les cours restent stables et il travaille maintenant avec son fils et son neveu.
L’anguille en héritage…
Sous les grands arbres du centre de découverte du Scamandre, en bordure des étangs de Gallician, dans le Gard, Lionel Benoit, l’un des quatre pêcheurs professionnels des marais de la commune de Vauvert, est plus inquiet. Déçu, aussi…Formé par son père, aguerri au même savoir-faire que ses collègues des étangs maritimes, et relié aux mêmes anguilles, il ne peut pêcher que six mois par an depuis les dernières directives européennes. Classé bassin d’eau douce, l’étang du Scamandre est ainsi défavorisé par rapport aux zones lacustres reliées à la mer.
Une injustice, selon lui, et une menace sur l’avenir. « L’anguille, c’est mon métier, c’est mon héritage mais je ne sais pas si je pourrai continuer » dit-il. C’est d’autant plus rageant que lui aussi, comme Roland Guerrero, n’a pas constaté de diminution des stocks.
L’anguille est ici chez elle, depuis des lustres, prête à poursuivre encore longtemps son délirant périple entre nos étangs et le bout de l’atlantique…
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