Doux manadier, taureaux de feu

Texte Jacques Maigne
Paru dans le Journal des Halles  n° 19 – Été 2012

Têtre de taureau de Camargue

Manadier avec ses chevaux camarguais

Statue de razeteur et taureau

Jacques Blatière, 70 ans, pharmacien à Saint-Laurent d’Aigouze, dirige avec ses neveux Pierre et Laurent Bessac la célèbre manade du domaine des Iscles, à Gallician. Depuis sa fondation en 1921, la manade Blatière est à la course camarguaise ce que l’élevage Miura est à la corrida espagnole. Pas seulement pour la violence redoutée de ses taureaux.

Les Iscles, le vaste domaine de 400 ha qui longe sur 4 km le sud de l’étang du Charnier, est d’abord un bout de monde préservé et sauvage,  un écrin emblématique. On est en Petite Camargue gardoise, à un jet de pierre du centre de découverte du Scamandre, et cette manade historique prolonge et préserve un écosystème d’exception. Sur 220 ha, cette mosaïque de pâturages bordée de pins maritimes ou de tamaris centenaires est depuis 1937 une enclave offerte aux taureaux, aux vaches et aux chevaux et l’unique travail agricole consiste à moissonner le foin qui permet de nourrir les bêtes en hiver. Le reste de la propriété est, lui, voué à la riziculture et aux céréales. Grâce à l’attribution d’une AOC en 1996, la filière viande a aussi contribué à préserver ce territoire naturel d’élevage taurin. Avec une cinquantaine de bêtes vendues chaque année en boucherie, la manade Blatière peut ainsi financer le salaire de Philippe Merle, son bayle-gardian, maintenir son troupeau aux alentours de 300 têtes et poursuivre sa mission d’origine : fournir au mundillo de la course camarguaise les taureaux teigneux, retors, accrocheurs qui enchantent les amateurs.
Jacques Blatière égrène ses souvenirs et semble s’excuser de cette réputation sulfureuse. Lui l’humaniste, le protestant tolérant, l’homme modeste et bienveillant semble être aux antipodes de ses taureaux ombrageux. Mais il sait mieux que personne que la devise orange et vert doit son maintien dans l’élite à la violence de son sang. Jacques Blatière le doux pharmacien-manadier, heureux de sa double vie, a perpétué avec obstination l’œuvre de son grand-père Alfred, de son oncle Fredou et de son père Arthur. Depuis le triomphe du cocardier Vergézois en 1934, ses ancêtres ont façonné au fil des ans un archétype de taureau Blatière qu’il est fier d’avoir perpétué. Jacques était encore enfant lors de l’âge d’or de la manade (1947-1957) mais il n’a rien oublié. Tous les vieux aficionados évoquent l’une des plus belles « royales » de l’histoire : Mioche, Vauverdois, Mecano, Vanneau, Caraque et un certain Gandar. Ah Gandar ! Jacques Blatière a des étoiles dans le regard. Sa tombe est là, simple pierre posée à l’entrée du domaine, et la légende rôde encore au fil des enclos où déambulent ses héritiers. Gandar était un combattant terrible, effrayant et il aurait dû périr dans le terrible accident du 25 septembre 1950.
Ce jour-là, la micheline Nîmes-Le Grau du Roi heurte de plein fouet le char qui transporte la royale au complet. Les hommes sont sains et sauf, Vanneau est tué sur le coup et Gandar, corne droite arrachée, est sauvé après de longues semaines de soin. Mieux : lorsqu’il retrouve les arènes, il est plus incisif, plus dangereux et imprévisible encore. Il est élu biou d’or en 1955, meurt en 1963 à l’âge de 21 ans et reste l’un des taureaux mythiques de la bouvine.  De la trempe des Goya, Sanglier, Clairon, Muscadet, Farfadet. Vauvert lui a même dédié en l’an 2000 une statue sur le rond-point de la Condamine. « Gandar, explique Jacques Blatière, c’est le héros de  mon enfance ». À bord de son kangoo qui chaloupe sur les pistes, Jacques Blatière s’enfonce peu à peu vers les enclos éloignés et se rapproche lentement d’un groupe de mâles aux aguets. Pas de manœuvre brusque. Pas de bruit inutile. 
Le soleil fait scintiller les robes noires, un pique-bœuf blanc comme neige traîne dans leurs pattes et les taureaux immobiles ne lâchent pas les intrus du regard. Ce sont les stars de la manade, les combattants de la Royale de ce temps. Jacques les désigne un à un : Manrique, Nizam, Ivanhoé, Napoléon, Sifflet, Dragon… « Celui qui s’avance, là, un vrai costaud : c’est Jivago et dimanche au Grau-du-Roi, il a fait une course sublime ». Peut-être un futur biou d’or ? Il rejoindrait alors Gandar, Vergézois II (1961), Vergézois III (1970), Dur (1973), Ringot (1978) et Mourven (1995). Mais Jacques Blatière ne veut pas conjurer le sort. Il a encore en mémoire la disparition de Dunant en l’an 2000, emporté à l’âge de huit ans par une gastro-entérite alors qu’il avait lui-aussi l’étoffe d’un champion. Surtout ne pas s’emballer. 
Ne pas trop rêver. Ici, aux Iscles, il faut poursuivre patiemment le chemin tracé depuis près d’un siècle et célébrer jour après jour le seul culte qui vaille, celui du biou. Et lorsque le kangoo débouche au pas dans le clos des vaches et de leurs veaux tout au sud du domaine, Jacques a un sourire d’enfant. En pleine lumière, la maternité de la manade Blatière est un havre vert et noir luisant, hérissé de cornes tournées vers le ciel. Parfum d’éden…

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