La sagne, emblème des étangs de Gallician
Texte Jacques Maigne – Photos B. Bouyé et S. Baudouin SMCG
Paru dans le Journal des Halles n° 5 – Février-Mars 2010
Arrêt sur image, bulle magique. Ici, à deux pas, sous nos yeux, le cœur de la Petite Camargue, diminutif attendri, est une vaste zone humide de près de 4 000 hectares qui court entre Saint-Gilles et le pont des Tourradons, entre Franquevaux et Gallician, hameau viticole de Vauvert, entre le canal du Rhône à Sète et la manade des Iscles.
Le marais, réparti entre étangs du Charnier et Scamandre, coupé au cordeau par le chemin départemental 779, plus vaste roselière naturelle de France, est un sanctuaire d’oiseaux – foulques, canards, hérons dont le mystérieux butor-, un havre d’espèces aquatiques -sandres, anguilles, tortues cistudes-, et aussi un vaste terrain de jeu pour ragondins qui n’ont guère de prédateurs, hormis les pare-chocs des voitures de passage.Un monde entre ciel et eau, une frontière entre la Costière des mas viticoles et le littoral balnéaire, une parenthèse suspendue hors
du temps.
Longtemps propriété du baron de Posquières-Vauvert puis de la famille Gallissian fin XVIIIe, le marais, ici appelé « la marais », sans doute en écho au féminin occitan « la palun », reste le territoire intime et secret des habitants de Vauvert qui, depuis le Moyen Age, ont hérité des droits d’usage de la pêche, de la chasse ou de la récolte des roseaux. Là encore, le féminin s’impose : le phragmite australis, roseau souple et emplumé qui court sur près de 9000 ha en Camargue, est une fois pour toutes la sagne, la sagno en Provençal. Et la sagne est bien l’emblème des étangs de Gallician. C’est elle qui sert de masque protecteur, entretient le mystère, favorise la reproduction de certaines espèces vulnérables, telles la rémiz penduline ou le butor étoilé, et surtout permet une activité économique passée en deux décennies à peine de l’ère artisanale à la récolte mécanisée. La sagne de Gallician, qui fournit à elle-seule plus de 500 000 bottes par an, est surtout utilisée en Bretagne, en Angleterre, Belgique ou Hollande pour les toitures de chaume.
Il y a vingt-cinq ans, on comptait encore une centaine de sagneurs traditionnels, coupeurs saisonniers armés du sagnadou, la faucille spécifique, bateliers silencieux partis dès l’aube de décembre à mars dans le labyrinthe des étangs. Ils ne sont plus aujourd’hui qu’une poignée, résistants ou nostalgiques, remplacés par d’étranges moissonneuses montées sur radeaux ou sur pneus amphibies. Jean-Renaud Prévot, de Vauvert, est l’un des trois récoltants de Camargue, et exploite à lui seul 1 000 ha de roselière, surtout en fermage, pour une récolte de près de 300 000 bottes. En liaison avec Serge Colombaud, l’un des responsables du Centre de découverte du Scamandre, remarquable outil de protection et de promotion des étangs, il suit de près toutes les études sur l’évolution du milieu naturel et joue le jeu de récoltes adaptées à la protection des espèces. « Les marais, c’est notre gisement naturel, notre trésor et nous devons tous faire front pour le préserver » explique-t-il. Les dangers, il y en a. En nombre. Pression de la chasse (plutôt en recul, surtout pour les chasses privées), quelques tentations touristiques, diminution régulière de la surface humide, gestion hydraulique anarchique ou obsolète, dégâts croissants liés à l’invasion des ragondins, surexploitation… Pour André Calba, sagneur « pour le plaisir » et l’un des derniers fabriquants de paillassons installé à Aimargues, la messe est dite. « La marais est foutue, je la vois chaque année se ratatiner un peu plus » s’énerve-t-il. Juste un moment de blues, il ne veut pas y croire. « Sa » marais et la sagne n’ont pas dit leur dernier mot. Avec les nouveaux marchés de l’écoconstruction, le roseau de Gallician,
d’une durabilité et d’une conductivité thermique remarquables, pourrait bien connaître une seconde jeunesse.
Dans la lumière crue de cette matinée de janvier, la vaste roselière du Scamandre ondule sous le vent.
On jurerait qu’elle chante.
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