L’homme des étangs secrets
Texte : Jacques Maigne – Photos : Th. Vezon – P. Parrot
Paru dans le Journal des Halles n° 17 – Février-Mars 2012
Les salins d’Aigues-Mortes, fleuron de la Compagnie des Salins du Midi, protègent sur 10 000 ha l’un des joyaux écologiques du littoral. Luc Vernhes, l’un des rares sauniers chargés de récolter la précieuse fleur de sel, est corps et cœur lié à son territoire.
Une barrière s’ouvre lentement, le silence retombe et la lumière cisèle en beauté le vaste damier des étangs qui fuient à perte de vue. Pas un souffle de vent. Pas le moindre nuage. Dans le dédale de pistes de terre, juste l’éclair blanc d’une aigrette, les taches sombres de foulques ou de canards, l’envol d’un héron cendré. La ligne proche du rempart d’Aigues-Mortes est décor de luxe et on devine au loin le dôme du mont Ventoux. Près des plages vierges, on aperçoit aussi la silhouette du Canigou, proche de l’Espagne. Le vaste territoire secret des salins d’Aigues-Mortes resplendit, lumineux.
Luc Vernhes, trente-deux ans de présence, sillonne en douceur son immense jardin, à peu près la surface de Paris intra muros, et ne s’en lasse pas. Il file seul au gré des pistes, à la fois gardien et acteur de son univers, et peut parcourir chaque jour plus de 100 km sans croiser âme qui vive. En hiver, saison basse où on laisse la zone à sec, il doit d’abord vérifier les installations, dont la puissante station de pompage Jean Clain (nom d’un ancien directeur), chargée d’aspirer l’eau de mer de la prise numéro 1, la plus importante du domaine. Il doit aussi repérer toute faiblesse des digues, canaux, prises secondaires qui parsèment la Comète, le Jonc Marin ou le Lycée, les vastes étangs qui précèdent les tables salantes. Avec la mise en eau effectuée en mars, le rythme s’accélère et la météo s’en mêle. Dans son parcours au fil des étangs, l’eau puisée à la mer s’évapore peu à peu sous l’effet du vent et du soleil, se transforme en saumure saturée puis se cristallise en sel (chlorure de sodium) dans les tables salantes, sa dernière étape. En amont de la cueillette, l’art du saunier consiste à guider l’eau de mer, la ressource de base, et l’ennemi numéro un, c’est la pluie, qui peut tout remettre en cause. « Chaque orage est une menace, explique Jean Vernhes, et nous devons chaque fois évacuer au plus vite l’eau douce tombée dans les étangs ».
Alors, chaque jour, le saunier d’Aigues-Mortes scrute le ciel, observe les animaux. Les goélands tournent nerveusement, l’aube a laissé sur les joncs des « fils de la vierge » aux gouttes minuscules, les lapins osent sortir de jour, les flamants « font la pigne » (se regroupent à se toucher), le mont Ventoux ou les remparts semblent plus proches… Avant même que le vent n’ait viré au sud, Grec ou Marin, le saunier sait que la pluie est annoncée. Il ira vérifier les martelières, s’assurera que les roubines de délestage ne sont pas obstruées et se tiendra prêt à intervenir. Course contre la montre. Dès la pluie tombée, même de nuit, il faudra évacuer l’eau douce au plus vite avant qu’elle n’ait pu se mélanger à l’eau de mer.
Ce matin, c’est temps de rêve et Jean Vernhes, détendu, jouit simplement du présent, étroitement lié à ce bout de monde si familier. Au clos de Vovo, il admire en silence les avocettes, aigrettes ou hérons blancs puis longe les plages bordées d’épis de pierre, réservées de fait aux seuls salariés de la compagnie. « Ce rivage est encore préservé mais ces petites digues de pierre ne suffiront pas : la mer continue à grignoter les plages qui reculent au moins d’un mètre par an » s’inquiète-t-il. L’emprise humaine, elle, reste supportable : les quelques chasseurs de canards, lapins ou sangliers de la commune ou les trois petits pêcheurs du Grau-du-Roi autorisés à poser leurs filets respectent les règles du jeu.
Avec plus de 200 oiseaux et 280 végétaux recensés, la création de sites de reproduction ou de nombreux partenariats avec les naturalistes liés à la Réserve de Camargue, les Salins d’Aigues-Mortes valorisent un écosystème rare, vital pour le futur. Jean Vernhes, écologiste d’instinct et d’expérience, reste avant tout saunier, cueilleur de fleur de sel, le joyau du domaine d’Aigues-Mortes.
Entre la mi-juillet et la mi-août, les huit sauniers attitrés se répartissent des zones de 12 ha dans le secteur des tables salantes du Levant (proches du Grau-du-Roi) et dirigent des équipes de cueilleurs triés sur le volet. Ce sont en général des jeunes du canton, l’ambiance est à la fois fiévreuse et gaie, un peu comme aux vendanges. Le travail est aussi rude que minutieux. Il faut cueillir les cristaux supérieurs en douceur, traquer toute impureté, sélectionner seulement « la fleur de la fleur » selon ses mots. Chaque année, les 400 à 500 tonnes ainsi récoltées sont ensuite expédiées partout en France et à l’étranger sous la marque « Fleur de sel de Camargue », fruit de longs mois de travail solitaire au pays secret des étangs et de la mer. L’orgueil des sauniers, aristocrates ouvriers des salins d’Aigues-Mortes, héritiers d’un savoir-faire qui remonte à l’antiquité.
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